Pourquoi nous avons plus besoin de sociologues que de philosophes

J’ai assisté à une conférence de Frédéric Lenoir ce 5 décembre 2018. L’homme est brillant, intelligent et son propos est limpide. Tellement limpide qu’il pourrait par moment friser le simplisme pour très vite revenir dans un propos de qualité.

À voir cet auditoire de l’Université Libre de Bruxelles plein à craquer (près de 1400 personnes ai-je entendu), je me suis dit que la philosophie était assurément un domaine où la demande ne diminue pas. Que du contraire et c’est tout à fait compréhensible.

Depuis quelques décennies, La philosophie, avec les Luc Ferry et autres Comte-Sponville, a occupé l’espace d’où se sont fait éjecter les religions. C’est aux philosophes populaires que nous demandons de nous expliquer le monde, de nous aider à réfléchir.
Et de la philosophie à la spiritualité il n’y a qu’un pas que Frédéric Lenoir a franchi dès ses débuts. Avec excellence au demeurant.

Le succès du bouddhisme est une superbe illustration de l’évolution des mentalités et des consciences. Religion se faisant passer pour une philosophie — à moins que ce soit le contraire — approche orientale ancestrale ou pragmatique psychologique centrée sur l’expérimentation personnelle, le bouddhisme est à la fois tout de cela — et sans doute rien de cela non plus.
C’est dans ce courant philosophico-spirituel que Frédéric Lenoir évolue. S’il parle de religion, c’est plus une démonstration de culture générale que pour la remettre sur le devant de l’étalage. On flotte dans une atmosphère de réflexion philosophique où règnent le raisonnement, la logique, la dialectique, une spiritualité laïcisée ou syncrétique accompagnée d’une touche de psychologie des profondeurs pour déboucher sur des enseignements pratiques à appliquer au quotidien.

Le thème de la conférence était “sagesse et méditation”. Il n’y a pas de sage commence Frédéric Lenoir. La sagesse est un chemin, une direction. Et d’affirmer que oui, il y a un sens à la vie, un sens universel même. ” Nous sommes nés pour grandir, non physiquement, nous dit Frédéric Lenoir, car là j’ai raté mon coup 🙂 mais dans notre humanité”.

La sagesse est donc un chemin d’évolution personnelle, un chemin où nous pouvons prendre distance de la tyrannie de notre ego et entrer dans une vision plus large qui dépasse notre être et nous libère de nos comportements pulsionnels ou dictés par nos affects. Et l’esprit de Spinoza de traverser à pas feutrés le grand auditoire scotché aux paroles de l’orateur.

Et c’est là que mon esprit se déconnecte. Tout empli que je suis des questionnements fondamentaux qui agitent nos sociétés, la marche pacifique pour le climat, les actions des gilets jaunes, expression d’une colère compréhensible, de revendications éclatées et aussi de violence comme moyen d’expression tantôt désespérée (“On ne nous écoute que comme ça”), tantôt opportuniste. Ajoutez y les sempiternelles querelles politiciennes qui n’abordent que rarement le fond pour se déchirer sur la forme censée les rendre plus visibles et surtout de distraire la population des vrais questions qui la hante (climat, inégalité, écosystème en péril,..) et vous aurez une peinture assez sombre de l’état de nos démocraties.

Qui peut être sourd aux constats alarmants des climatologues? Comment ne pas être interpellé par les avertissements de Raphaël Glücksmann qui, dans son livre “Les Enfants du Vide”, évoque le besoin criant de développer la notion de citoyenneté, l’urgence de revenir dans l’esprit de la Cité qui s’est fait dévorer par l’individualisme et phagocyter par une élite politique, médiatique et financière de plus en plus déconnectée du quotidien du plus grand nombre.`

En écoutant Frédéric Lenoir parler de chemin personnel vers plus de sagesse, je me dis qu’il est facile de prêcher à des convaincus. J’ai beau me réjouir que nous soyons 1400 dans cet auditoire, cela ne fait pas de nous la majorité de la population.

Encore et toujours ce syndrôme du “change-toi si tu veux changer le monde” dont Riccardo Petrella nous dit que ce sont les élites qui diffusent cette injonction, car pendant que nous travaillons sur nous-mêmes, non seulement nous ne luttons pas mais surtout, nous les laissons faire leurs petites affaires.

Et Riccardo Petrella de continuer: “Comment pouvez-vous, imaginer que les élites changeront parce qu’on leur demande de changer ?”

C’est en cela que les gilets jaunes nous interpellent. Parce que c’est un mouvement spontané — pour autant que cela existe — qui le rend imprévisible et donc inquiète celles et ceux qui profitent de la torpeur dominante pour continuer et développer leurs activités, parce que cela semble montrer qu’un régime peut imploser si celles et ceux qui sont en bas de l’échelle de répartition des richesses quittent leurs écrans pour manifester dans les rues.
C’est le scenario de Matrix: sortir du programme de la matrice, de la dynamique de consommation, de liberté apparente de plus en plus corsetée par le Big Data. Sortir dans la rue, rencontrer des autres, le regard ébahi, comme nous.

Et puis …

Et puis quoi ?

Faut-il une révolution ? Faut-il une insurrection ? Faut-il le chaos ? Faut-il des catastrophes climatiques ?

N’est-il vraiment pas possible de travailler le système à sa base ? De revoir le fonctionnement des groupes, le mode de dialogue ? Le mode de décision vers de plus de participation ? Vers plus de long terme, vers plus d’avenir.

Frédéric Lenoir vante les mérite du cheminement vers la sagesse comme d’un chemin de libération de notre ego. Cette invitation pour valable qu’elle soit n’en relève pas moins pour moi d’un combat d’arrière garde, d’une démarche de l’ère individualiste qui a montré ses limites et dont il nous faut sortir sans délai.

Monsieur Lenoir, vous êtes philosophe mais je commence à me dire que ce n’est pas tant d’un philosophe que nous avons besoin, mais bien de sociologues. Et non pas de sociologues planqués dans leur tour d’ivoire académique mais des sociologues “activistes”, connecté au « terrain ». Nous avons besoin de transformer notre manière d’interagir, de dialoguer, de décider, de nous rencontrer surtout si nous sommes différents. Nous avons besoin de dirigeants qui voient plus loin que leur petite personne, que leur carrière, que leur échéance électorale prochaine!

Ken Wilber dans son approche intégrale distingue quatre quadrants. Les deux quadrants supérieurs sont ceux de l’individu. L’un est le subjectif (l’esprit, la réflexion, les croyances, les émotions,..) l’autre le matériel (biologie, le corps de matière, les comportements,..). Les deux quadrants inférieurs sont ceux de la communauté avec la même distinction que pour l’individu: la droite avec la dimension matérielle (les infrastructures, les organisations, ..) et la gauche la dimension impalpalbe (culture, croyances, traditions,..).


Le règne individualiste nous focalise sur la partie individuelle de ce modèle. Notre actualité témoigne des soubresaults de notre société. Il est temps de nous intéresser au “NOUS”, au collectif, dans sa structure comme dans sa subjectivité.
Ce devrait être l’objet de ce terme qui, avec le temps, a perdu une grande part de sa substance: l’écologie !
Je vous remercie monsieur Frédéric Lenoir d’avoir éveillé ma conscience. J’avais besoin de cette plongée dans la quête individuelle. Dans cette tentative de résoudre l’oxymore d’une quête de soi qui veut nous libérer de l’ego et qui n’est peut-être qu’une stratégie subtile de ce même ego pour rester au centre de nos préoccupations.

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