J’ai commencé ma vie professionnelle par une fonction à l’étranger. Mon employeur disposait d’appartements dans plusieurs immeubles. Tous pareils. En prenant possession des lieux, j’ai opté de retapisser le living qui avait grand besoin d’être rafraîchi. En parlant avec mon voisin de palier, celui-ci me dit qu’il avait aussi tapissé le living en emménageant. Je lui ai donc très logiquement demandé combien de rouleaux il avait acheté.
Quatorze rouleaux me répondit mon voisin avec assurance.
J’ai donc acheté quatorze rouleaux de papier peint et me lançai dans l’aventure, le samedi matin. Je n’étais pas peu fier de la qualité de mon travail et la pièce était littéralement métamorphosée. Par contre, je m’étonnais de voir qu’il me restait cinq rouleaux. C’était beaucoup, même si je prenais en compte les pertes dues aux raccords. Je sonnai donc à la porte de mon sympathique voisin.
— Dites-moi cher voisin, j’ai fini de tapisser mon living et le résultat est très chouette. Par contre, je ne comprends pas. Il me reste cinq rouleaux …
— Ah, vous aussi ? me répondît-il spontanément.
Ainsi donc, il m’avait recommandé d’acheter le même nombre de rouleaux que lui, sachant pertinemment qu’il en avait eu cinq de trop.
C’est le syndrome des quatorze rouleaux. Une personne vit une expérience, elle assiste à un spectacle, achète un produit, va souper dans un restaurant … Elle n’apprécie pas particulièrement l’expérience ou pire elle la déteste. Mais reconnaître ce mauvais choix, avouer qu’elle s’est trompée, c’est au-delà de ses forces. Ce serait perdre la face. Ou alors, elle garde une intense frustration de cette expérience et aspire à ce que d’autres fassent la même erreur ce qui aura pour effet de la consoler quelque peu de sa mauvaise expérience.
Nous aimons raconter nos succès, nos bons moments. Mais raconter nos expériences moins heureuses, ça c’est autre chose. Nous préférons généralement éluder la question et aborder un autre sujet.
La gêne de reconnaître que nous avons fait un mauvais choix — ou pire que nous nous sommes fait rouler — et la croyance que notre peine sera allégée si d’autres vivent la même mauvaise expérience sont les deux mamelles du syndrome des quatorze rouleaux.
Ce syndrome se développe dans les milieux où l’apparence prime sur l’authenticité. Il se reconnait chez les personnes qui ne s’autorisent pas le droit d’être insatisfaits par une prestation ou un objet. Elles auront alors besoin que, vous aussi, vous viviez la même expérience et que vous exprimiez votre insatisfaction pour oser, enfin, lancer un “moi aussi” qui ne manquera pas de vous faire bondir, vous qui de confiance aviez cru de bonne foi sa recommandation initiale.
Vous est-il déjà arrivé d’aller voir un spectacle parce qu’une connaissance vous le recommande ? Vous est-il arrivé de trouver ce spectacle vraiment nul ou simplement pas terrible? Et comment réagissez-vous lorsque cette connaissance vous répond « Ah, toi aussi! » lorsque vous lui demandez comment elle a bien pu aimer et vous recommander ce navet ?
Le syndrome des quatorze rouleaux est très répandu et s’exprime parfois de manière insidieuse. Dans certains milieux, il est de bon ton de ne voir que le bon côté des choses. Le verre à moitié plein. Et parfois nous glissons bien souvent sans nous en rendre compte du verre mi-rempli aux quatorze rouleaux dans la très noble intention de rester une personne positive.
Ce syndrome masque surtout une certaine difficulté à exprimer notre mécontentement sans basculer dans l’excès sous la pression d’émotions inconfortables.
L’antidote à ce syndrome passe par un apprentissage d’une expression authentique de nos ressentis, mue par nos émotions mais non pilotée par elles.
1 commentaire
Patrice Gilly
J’apprécie la subtile distinction entre mue et pilotage.D’accord sur le fond.J’ajoute personnellement qu’un sentiment de gêne me prend lorsque je conseille une lecture ou un film entrevus,enthousiasme raplati au fil des pages tournées ou des images défilées. Suggérer n’est pas rouler. Je suis au bout du rouleau. Désormais,je roule au ralenti.