Nauplie, c’est la douceur méditerranéenne : les façades vénitiennes pastel, le petit port, le fort Bourtzi sur son îlot, la promenade au bord de l’eau, ces douces soirées dans les ruelles avec les terrasses illuminées de ces lampes chaudes et qui donnent l’impression qu’il s’y passe quelque chose, alors qu’il ne s’y passe rien. Rien de particulier en tout cas.
Les installations horeca sont surdimensionnées pour la saison ce qui donne l’impression que chaque terrasse, chaque restaurant est vide alors qu’il y a du monde.
La vieille ville reste définitivement charmante. Notre hôtel est sur les hauteurs ce qui nous vaut une ascension dans les ruelles qui mènent à l’Acronauplia, la forteresse qui s’avance dans la baie. De la terrasse, la vue est belle qui s’étend de la mer à la forteresse de Palamidi. Nous y passerons trois nuits car en plus de la ville proprement dite, Mycène et Epidaure nous attendent.















Mycène
Le site est à 24 km de Nauplie. Le ciel est chargé et nous laissera un répit d’une petite heure sans pluie. Assez pour nous imprégner du lieu en optant délibérément de prendre du temps là où le temps nous appelle.
Après l’élégance harmonieuse de l’Acropole, l’atmosphère inspirante de Delphes, la sérénité suspendue des Météores, Mycènes nous offre quelque chose de radicalement différent : un silence lourd. Ici, les pierres ne parlent pas. Elles pèsent. Elles gardent leurs secrets.
C’est que ces roches cyclopéennes dégagent quelque chose de puissant. Les murailles constituées de blocs de 20 tonnes nous plongent dans une forme de solennité pesante et nous mènent directement à la Porte des Lions. Les deux félins sans tête gardent l’entrée du site depuis 3250 ans.






Le site est comme hanté par ses propres légendes. Et l’histoire du lieu qui est celle de la famille des Atrides est plutôt lourd. Jugez plutôt.
La malédiction commence avec Tantale, l’ancêtre fou qui osa servir Prélops, son propre fils, en ragoût aux dieux. Condamné au supplice éternel, il lance une lignée maudite. Ressuscité (on n’est pas à ça près), Prélops prend le pouvoir en sabotant le char de son futur beau-père et trahit son complice qui maudit toute sa descendance. Viennent ensuite Atrée et Thyeste, les deux frères qui revendiquent le trône de Mycènes. Pour semer la zizanie, Hermes donne la brebis à la toison d’or (symbole du pouvoir) à Atrée. Thyeste séduit Aéropé, la femme d’Atrée, et vole la brebis à la toison d’or. Atrée découvre la trahison et feint de pardonner Thyeste en l’invitant à un “banquet de réconciliation” qui est en fait une vengeance car il sert à Thyeste en festin ses propres enfants.
Plus tard, Agamemnon, fils d’Atrée et roi de la Mycènes à son apogée sacrifie aux dieux sa propre fille Iphigénie pour obtenir des vents favorables vers Troie. Dix ans plus tard, il rentre triomphant… et sa femme Clytemnestre – qui en veut à Agamemnon d’avoir sacrifié sa fille – l’assassine dans son bain. Vengeance d’une mère qui sera vengée à son tour par leur fils, Oreste qui tuera sa mère pour venger son père.
Quatre générations de meurtres, de trahisons, de vengeances. Une spirale infernale où chaque crime appelle un autre crime. La fatalité à l’état pur.
Debout dans les ruines du palais, on comprend pourquoi les Grecs ont inventé la tragédie. Mycènes n’est pas seulement un site archéologique – c’est le berceau de la fatalité.
Nous quittons le site pour nous arrêter un peu plus bas. Déjà gavé de résonances avec le lieu, nous ne nous attendons pas à grand chose. Mais nous nous arrêtons quand même.
Et nous tombons nez à nez avec le Trésor d’Atrée !
Imposant. Impressionnant. Surprenant.





Mycènes dégage quelque chose de puissant parce qu’elle incarne la permanence de la pierre face à l’impermanence des hommes. Les dynasties tombent, les civilisations s’effondrent, l’écriture disparaît… mais les murs cyclopéens tiennent toujours. Muets. Obstinés. Éternels.
Mycènes nous a marqué par son immobilité. Pas celle de la mort, mais celle de la mémoire pétrifiée. Ces pierres ont vu naître et mourir une civilisation entière. Elles ont connu la gloire mycénienne, l’effondrement, l’oubli pendant des siècles, puis la résurrection au son des piolets des archéologues.
Le théâtre d’Épidaure, seuls au monde
Entrée gratuite ce jour-là. On s’attendait à la foule. Ce fut le contraire – le silence absolu.
Nous étions seuls dans ce demi-cercle de pierre vieux de 2 400 ans. Seuls face à ces 14 000 places vides qui semblaient nous regarder. Le temps s’est suspendu.

Je suis resté au centre de l’orchestra. Blanca a grimpé tout en haut, au 55ème rang. Sans forcer la voix, elle m’entendait. L’acoustique miraculeuse défie encore les ingénieurs modernes.
Puis le silence est revenu.
Je suis monté à mon tour au sommet des gradins. Je me suis assis sur la pierre polie par des millénaires de spectateurs. J’ai fermé les yeux. Dans ce silence habité, j’ai presque entendu les échos : les sanglots d’Antigone, les cris de Médée, la voix de Maria Callas qui résonnait ici en 1954, elle-même bouleversée par ce lieu qui amplifiait chaque nuance de son chant.
Ce théâtre a été construit pour 14 000 personnes. Et voilà qu’il nous offrait son intimité, pendant un précieux quart d’heure rien qu’à nous deux. Un privilège immense, presque irréel. Être seuls là où tant d’âmes se sont pressées, ont pleuré, ont ri, ont été transformées par la catharsis des tragédies.
Un moment de grâce pure. Un de ces instants suspendus qu’on n’oublie jamais, où l’on touche quelque chose d’éternel. Le privilège d’avoir eu ce théâtre millénaire rien que pour nous, ne serait-ce que quinze minutes.
Après, nous avons marché vers le reste du sanctuaire qui n’était rien d’autre, au fond, qu’un immense centre de thalassothérapie antique version 400 av. J.-C. avec ses bains, son gymnase, ses salles de repos. Le tout pour séduire des clients venus de toute la Méditerranée comme ce sanctuaire dédié aux dieux égyptiens.



Les ruines de la Tholos mystérieuse, les colonnes éparses de l’Abaton, les vestiges du temple d’Asclépios, le stade au loin… quelque chose s’était engourdi en nous. Après l’intensité du théâtre vide, ces pierres couchées nous parlaient moins. On regardait, on hochait la tête, on lisait les panneaux explicatifs. Mais le feeling était déjà passé, consumé là-haut dans les gradins silencieux.
Le théâtre nous avait tout donné. Le reste n’était plus qu’un après – intéressant certes, mais l’émotion était restée accrochée aux 55 rangées de marbre, suspendue dans cette acoustique magique.
Parfois, un seul lieu suffit à contenir toute la beauté d’un site. Le reste n’est que contexte.
Demain, nous quitterons Nauplie et le Péloponnèse en passant par le très visuel canal de Corinthe pour nous rendre au cap Sounion, dernière étape avant de rejoindre le Pyrée où nous passerons la dernière nuit de notre périple.

1 commentaire
Gilly
Les mots sont les enfants du silence.
Ces silences hellènes “habités” t’inspirent assurément.