Reconnaître les moments qui se terminent de ceux qui perdurent.

Après la formidable journée qui nous avait offert une belle visibilité sur le mont Fuji, nous avons repris hier le téléphérique qui nous avait emmené dans l’idée soit de le revoir soit de constater que nous avions eu beaucoup de chance de le voir si bien la veille.
Et ce fut la seconde option. Le mont fuji était caché derrière les nuages. Totalement invisible.

Et je me suis rappelé que le jour où on le voyait, les gens le contemplaient et le photographiaient puis très vite, vaquaient à d’autres occupations, comme se faire photographier devant un oeuf noir géant.

La vue du mont Fuji passait au second plan.

Ainsi donc, très vite, les choses que nous avons devant les yeux, aussi exceptionnelles soient-elles, nous ne prenons plus la peine de les contempler.

Et le lendemain alors que le mont Fuji était invisible, les visiteurs se rabattaient sur les fumerolles sulfureuses s’échappant de la terre qui hier passaient au second plan. Et comme la veille s’en détournaient pour se prendre en photo devant l’oeuf noir géant.
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Cette vidéo est un fondu-enchaîné entre une photo du jour où le mont Fuji était visible et une photo du lendemain au même endroit

Et ce matin je me suis encore éveillé à 4h30. Cette fois j’ai trainé allongé sur le futon
J’ai mis un masque sur les yeux pour cacher à mon cerveau que le jour se levait

Puis je me suis levé quand même en me disant que je pouvais profiter une fois encore du spectacle du lever du jour.
Allait-ce être la même chose?
J’avais besoin de vérifier car au fond de moi j’étais déjà sûr que ce ne serait pas le cas.

Je me suis néanmoins levé et assis devant la fenêtre.

J’ai fait glissé le chōji pour voir le jardin et plus loin les collines où hier j’ai vu le soleil se lever.

Le ciel était encombré de nuages. Je n’ai même pas été étonné.

La lumière ne parvenait poas à émerger.
Et les oiseaux restaient nettement plus silencieux

Et j’avais l’impression de me trouver face à une scène où les acteurs ne viendraient pas

Tout avait été dit hier.

La répétition était aussi inutile qu’illusoire.

Et je pense alors que ce matin nous allons quitter le ryokan pour nous rendre à Kyoto.
Nous allons laisser ce lieu qui nous a raconté ce qu’il avait à nous raconter.

Nous avions réservé deux sièges pour le shinkansen de 10h05 à la station d’Odawara dans la vallée.
Pour nous y rendre nous devions prendre le train de 9 heures ou le précédent de 8h30. La durée du trajet est de près d’une heure. Nous avions donc 5 minutes de battement si nous prenons le train de 9 heures. Un peu juste mais faisable.

Pourquoi alors ne pas prendre le bus de 8h30?

La réponse intuitive est immédiate: tout simplement parce que nous perdrions 30 minutes à partir plus tôt

30 minutes de perdues? Vraiment?

Que perdons nous vraiment?

Le temps à passer ici n’est-il pas déjà révolu?

Et partir plus tôt n’ouvre-t-il pas la porte à un moment à vivre ailleurs?
C’est curieux comme nous pouvons être réticents à partir alors que pourtant tout est dit.

Dans ces conversations où tout a été dit, pourquoi les prolonger? Pourquoi nous laisser frôler par les ailes de l’ennui qui laisse un arrière-goût que la discussion n’aurait pas eu si nous étions partis lorsqu’elle a pris vraiment fin.

Il en va de même de la vie de ces couples qui arrivent en bout de course. Qui peuvent continuer la vie ensemble mais dont ils savent que ce temps de vie commune sera sans saveur.

Partir c’est mourir un peu nous dit l’adage. Mais n’est-ce pas aussi s’ouvrir à une naissance? À une renaissance peut-être?

En réfléchissant à ce choix de l’autobus, à ces conversations ou à ces couples, je regarde dehors et je vois que, comme hier, le soleil s’est levé.

Mais il reste masqué par les nuages.
Il est déjà haut et c’est comme s’il n’était pas là.

De même, hier, le mont Fuji n’était pas visible. Et pourtant il était là.

Et ce moment que nous avons envie de grapiller? Cette demie heure entre le premier et le deuxième bus. Qu’aurait-il à nous offrir de plus?

Pas sûr que le dialogue avec ce lieu n’ait pas déjà pris fin.
Pas sûr que la conversation puisse apporter d’autres éléments
Pas sûr que la relation de ce couple les nourrira encore.

Le soleil reste coincé derrière les nuages.
Il nous invite à ne pas nous attarder.

Il nous promet que s’il est derrière les nuages, il éclaire d’autres endroits. Pour peu que nous ayons l’envie de nous lever. De prendre notre besace et de nous aventurer dans d’autres terres inconnues.

Ici nous connaissons les lieux. De manière très concrète. Les rues, cette taque d’égoût à la sortie du ryokan. La station de train avec ce distributeur de boissons. Nous connaissons tous les détails concrets de la réalité d’ici.
De même, chaque interlocuteur connait les arguments des autres.
Et la compagne délaissée ou désamourée connait par coeur les manies de son partenaire.

La terre à découvrir, le prochain partenaire qui formera le prochain couple, la discussion à venir, tous contiennent leur part d’inconnu. Nous en connaissons la nature profonde pour l’avoir déjà vécue dans d’autres circonstances mais nous en ignorons les détails nouveaux qui déjà nourriront l’éventuelle lassitude de demain.
Si celle-ci survient.

Car il est des endroits, il est des relations, il est des dialogues qui n’ont pas de fin.
Et c’est sans doute en découvrant celles qui se terminent et en acceptant de tourner la page, de prendre le bus qui part plutôt plus tôt que plutôt trop tard que nous pouvons apprécier la beauté parfois invisible car masquée par les nuages et en goûter la saveur avec la certitude qu’elle est immanente et donc présente.

La question. La vraie question reste de reconnaître les moments qui se terminent de ceux qui perdurent.

2 commentaires

  • Mais où va donc le temps perdu ? 🙂 (H. Rosa) Bis à tous les deux.

  • Patrice Gilly

    Très beau texte.
    Le voyage, le petit jour propices à la rencontre de son for intérieur.
    Ton texte me rassure sur ta capacité à questionner cette pratique désolante de vouloir capter à tout clic la beauté d’un lieu, d’une situation, d’une personne, en négligeant de regarder ce qui nous a amenés là où nous sommes.
    En voyage, je ne prends ni ordinateur, ni téléphone. La carte mémoire de mon vieil appareil photo (25 ans) est défectueuse, son modèle n’existe plus. Et donc, c’est Martine qui photographie ( avec son téléphone) ou moi quand je l’immortalise, pour compenser les multiples clichés qu’elle aime prendre de son homme.
    Belle journée à Vous d’eux.

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